La chaise dans l’album pour enfant ?

« Le petit d’homme, dès les premières années, la maison, siège d’interdits nombreux, l’impressionne […] »*

L’univers de la maison accueille l’enfant dès sa naissance. Après le lit, la chaise contre laquelle il se redresse puis s’assoie le fait entrer dans la catégorie des grands. Elle appartient au mobilier sélectionné par l’adulte. Occuper sa place parmi les grands fait souvent quitter aux enfants leur statut de petit. « Une chaise est faite pour s’asseoir dessus » rappelle aux deux joueurs, le grincheux dans le désert de Claude Boujon ; et le Pablo de Delphine Perret reçoit en cadeau une chaise pour « se tenir tranquille ». En fait, on voit très vite que le mobilier exerce sur l’enfance des influences multiples qui n’échappent à personne et surtout pas aux auteurs. L’ambiguïté du domestique n’échappe pas aux auteurs de livres d’images qui la font figurer rapidement dans les premiers dictionnaires pour enfants que sont les imagiers. Puisque la chaise appartient au mobilier des parents et parce que l’univers du domestique accueille et enferme en même temps, la chaise va appartenir très vite au vocabulaire des enfants.
Dans l’imagier Qu’est ce que c’est ? , parmi les 9 images en noir et blanc photographiées par Tana Hoban pour les plus petits bébés aux yeux encore peu discriminants, le 6ème  objet est une chaise ! Tana Hoban fournissait dès 1994 un outil, le livre, pour que les bébés puissent rapidement nommer ce qui les impressionnent. Nommer le monde, c’était déjà en devenir un acteur averti.

Chaise ? ou tapis ?

Dans la maison « se déroule le rituel du quotidien qui paraît ne devoir finir jamais. Ainsi les meubles et les pièces et leur ordre impératif infligent un dommage quotidien aux enfants, à leur besoin de tumulte et d’indépendance, à leur envie de gambader et de voir tout sens dessus dessous. »*

La psychomotricité  a contribué à la prise de conscience de l’ambiguïté de certains équipements. Elle a appris aux parents à aménager l’espace domestique pour que celui-ci permette une évolution sécurisée et non contrainte. Alors avec quel accessoire, le développement moteur de chaque bébé allait-il pouvoir devenir libre ? La chaise est devenue objet de controverse parce que occupée trop tôt par les bébés, elle le mettait dans une position qu’il ne savait pas déjà prendre de lui-même. On n’apprend pas à un bébé à acquérir la position assise, il la découvre de lui-même. Les transats, les chaises, les genoux même, bâtissent autour du corps du bébé une forme de contrainte verticale qui anticipe sur une position d’autant plus inutile à son développement moteur qu’il ne l’a pas expérimentée par lui-même depuis sa position couchée. Alors chaise ou tapis ? Les années 1990 allaient nous fournir des œuvres qui proposaient aussi des réponses. Les travaux en tissu de Louise Marie Cumont se tendaient au mur comme des tapisseries mais se posaient au sol pour servir de tapis d’éveil. Le temps a passé et les bienfaits du tapis et les bienfaits de la motricité libre font aujourd’hui largement consensus.
Cette chaise donnée par le grand et qui lui dicte une position, l’enfant instinctivement, s’en tient un peu à l’écart. Il faudra tout un album pour que Bob fasse usage du tabouret que lui a offert Marley le grand.

La chaise appropriée

En grandissant le bébé, devenu enfant, a tout compris de cette pièce maitresse permanente, stable contre laquelle il s’est mesuré, contre laquelle il a consolidé son imagination, sa motricité et sa croissance. Il y tient, elle résume toute sa vie domestique, son confort, sa sécurité. Alfred le petit adulte de Va-t-en, Alfred !, avant d’être mis dehors dans l’album de Catherine Pineur, a juste le temps de prendre sa petite chaise. Ce pauvre Alfred sans domicile trouve contre la chaise une béquille. Elle est ce qu’il lui reste de confort. Pendant qu’il part à la recherche d’un refuge, la chaise, comme une prothèse, insiste sur le manque mais maintient le pauvre personnage en équilibre sur la page toute blanche et vide de sa vie. Quand il est mis à l’abri par Sonia, prudente mais généreuse, l’accessoire vital d’Alfred sera le bienvenu. La chaise restera la seule trace d’un passé qui n’est plus mais à quoi le couple ménage et aménage une place tout à fait particulière : 

Dans La chaise de Peter de Ezra Jack Keats , la chaise a été tellement investie par le grand qu’elle est devenue comme un prolongement de lui-même. Dimensionnée à l’échelle du petit qu’il était, il a grandi mais pas elle. Inanimée mais précieuse, il ne veut pas l’abandonner entre les mains des parents qui veulent la recycler pour le nouveau-né. Non ! C’est lui qui va passer le relais. C’est lui  qui va la repeindre en rose pour s’adapter au sexe de sa nouvelle petite soeur. Mobilier sélectionné par l’adulte, elle n’en demeure pas moins la toise idéale pour vérifier qu’on a trop grandi pour s’y asseoir dedans.  Et c’est lui le grand frère qui veut se charger de cette passation.

L’enfant grandissant a tout compris du monde adulte et du monde enfant.  Il est capable de faire son affaire de cette dimension tyrannique du mobilier des parents ! En 2000, Béatrice Poncelet, dans Chaise et café, donne à son narrateur l’occasion de se remémorer la douceur du lien qui rattachait l’enfant qu’il était à un adulte aimé (père ? grand-père ? grand frère ? oncle ?). Pour se rapprocher de celui-ci, l’enfant transportait sa propre chaise jusqu’au bureau de celui auprès de qui il allait apprendre à compter, à bricoler, à découper, à rêver, à se séparer, à souffrir puis à grandir et à devenir lui-même. Que trouve donc l’enfant de cet album dans la chaise avec laquelle il se déplace dans et hors du bureau de l’aîné ? Un allié ? Une complice ? La chaise semble utilisée par l’enfant comme un laissé-passé. Elle appartient clairement au monde discipliné et l’enfant de l’album qui la déménage veut avec elle apporter le gage du calme auquel il s’engage.
« L’enfant par nature n’est pas pour construire, mais pour détruire, pas pour dresser mais pour renverser, pas pour le chant mais pour brailler, pour le charivari, pour le tapage, pour détraquer, pour l’assourdissant, pour disloquer, pour bousculer, pour tiraillement, pour arracher, pour casser. Toboggan, balançoire sont pour lui le repos et non pas le fauteuil. »* Pleinement enfant, la chaise qu’il apporte annonce ses intentions d’adopter les règles adultes le temps du séjour au bureau. L’enfant de Béatrice Poncelet reste enfant, c’est juste dans l’espace et le temps du bureau qu’il va utiliser l’accessoire sage des adultes.

La chaise détournée

L’un des motifs de Louise Marie Cumont fut la chaise justement dont ses petites silhouettes de tissus détournaient l’usage et révolutionnaient la fonction et qui, de nombreuses années plus tard, allaient faire l’objet d’une édition papier : Les chaises, aux éditions Mémo.

Les personnages y bousculent les habitudes, les ordres que donne le mobilier puisqu’ils font perdre enfin un peu « du contraignant, du terminé, du figé »* dénoncé par Henri Michaux et les psychomotriciens.  La demeure tyrannique, « là où il ne se passe rien »*, était entre les pages de l’album du moins «  à son tour attaquée et  brimée »*. Exactement dans les mêmes années 1990,  Claude Boujon édite La chaise bleue. Escarbille et Chaboudo y détournent au fil des pages, avec une jubilation identique à celle des enfants des tapisseries, et de la vie,  la fonction de la chaise. Elle n’est pas seulement  «  faite pour s’asseoir dessus » comme le rappelle le sévère camélidé qui vient les interrompre, elle est aussi un accessoire aux possibles illimités : « On peut se cacher dessous », « Une chaise c’est magique, on peut la transformer en traîneau à chiens, en voiture de pompiers, en hélicoptère, en tout ce qui roule et vole …et tout ce qui flotte aussi mais alors gare aux requins qui rôdent aux alentours ajouta Chaboudo qui prenait goût au jeu » et « puis une chaise c’est vraiment pratique car si tu montes dessus, tu deviens aussi grand que le plus grand de tes amis… ».

La chaise n’est plus cet élément de discipline adulte mais le support à des jeux très enfantins. « Tu peux également t’en servir pour te défendre contre les fauves. On voit ça dans tous les cirques. Et dans les cirques, des acrobates, des jongleurs s’en servent pour exécuter des numéros formidables. » Pablo, dans l’album Pablo et la chaise de Delphine Perret, aura lu la chaise bleue quand il était petit, il saura donc exploiter admirablement l’accessoire, quand il ouvre son cadeau d’anniversaire et découvre une chaise ! Passée la déception immédiate, elle ne va pas lui faire tenir le programme lancé par l’adulte « de se tenir tranquille », au contraire, elle sera un véritable piédestal vers la gloire, un tremplin vers une vie d’acrobate exceptionnelle qui le fera voyager et vivre sa vie. Pablo tourne et détourne le programme sérieux de l’adulte grâce à une chaise.

Dans la vie et dans le livre, même dimensionnée à la taille de l’enfant, quand elle n’est que mobilier, « la chaise est triste » dit Dorothée de Monfreid dans Madame chaise. Elle a bien besoin de l’enfant qui, en la chargeant de toute la puissance de son imagination, la transforme en véritable trône !

Alors la chaise ? On croyait à un tout petit motif qui n’était même pas un sujet et puis on s’est rendu compte qu’elle appartenait à la première géographie du tout petit, à son vocabulaire élémentaire. Qu’elle pouvait dicter des positions, des usages d’adultes et que les enfants des albums savaient s’approprier l’objet pour mieux le détourner. Les enfants des albums savent inventer leur mode à eux, à tel point qu’ils peuvent en travestir complètement la fonction pour trouver leur propre voie. Alors petit motif, petit objet, mais peut être voie royale de toutes les enfances (celles des livres et celles de la vie) vers l’insubordination ?

Les extraits suivis de l’astérisque * sont tous tirés du texte d’Henri Michaux qui porte justement ce beau titre : Une voie vers l’insubordination.

AR