D’entre les ogres

Dedieu et Baum sont les auteurs d’une œuvre commune d’environ dix titres.

Ensembles, ils nous ont habitués à des narrations très économes dans la forme et très dilatées dans les interrogations. Allez donc lire L’Amazonie dans mon jardin, Un royaume sans oiseaux, J’ai adopté un crocodile, Le baron bleu, Camille est timide, Le totem, Un mur sur une poule…

Vous verrez qu’à coup d’humour, d’images et de mots, leur monde de fictions rend toujours compte de la complexité de la vraie vie et des interrogations qui l’animent !

Chaque fois, sans bourgeonnement lexical, dans une grammaire ramassée, la langue de Baum accompagnée par l’image de Dedieu, à moins que ce ne soit l’inverse, articule tranquillement avec netteté un propos complexe.

Dans leurs derniers albums : D’ Entre les ogres, la phrase est brève, limpide, dure. Elle sert/serre son sujet au plus près de l’effroi. La phrase est rejointe par l’image très grand format qui l’accompagne et la complète. Voyez plutôt : pendant que le texte elliptique dit «  seul au milieu de la forêt, un panier pleure. » l’image nous donne à voir le bébé abandonné qui s’y trouve. Chacun des médias contribue à l’histoire qui démarre.

La situation initiale est glaçante : dans l’univers d’arbres et de papier, deux créatures immenses aux yeux globuleux et aux dents pointues occupent tout l’espace du livre. Le texte sans répit poursuit : « une main s’en saisit. C’est une main d’ogre » comme des serres de rapaces, les mains des personnages effrayants vont se refermer sur l’osier dans lequel l’enfant si blanc, si vulnérable s’est endormi.

« Grands sourires et dents dehors, c’est le plus beau jour de leur vie ». On tremble. Déjà dans l’effroi de la dévoration qui va suivre, on tourne nerveusement la page mais oh surprise, les ogres n’ont pas dévoré l’enfant, bien au contraire, ils lui ont attribué un joli prénom et endossent solidement le rôle d’adultes parentaux.

La petite chose humaine abandonnée des hommes est adoptée par les deux monstres. Au fil du livre, ces grosses créatures de littérature vont réserver à la fillette une éducation hybride mais aimante : elle grandit, acquière le langage mais « avec le temps viennent les mots et avec les mots les questions qui dérangent. »

« Pourquoi ne peut-elle pas manger la même chose que ses parents ? » Si le lecteur lettré connaît le régime carné des ogres, la petite, elle, élevée loin des livres en ignore toute la monstruosité. « Pourquoi deux menus autour d’une seule et même table ? » insiste-t-elle. « Quelle est cette odeur dans la cave ? » ses questions de plus en plus insistantes obligeront ses ogres de parents à envisager une séparation tant ils craignent qu’elle découvre la vérité ! Supporter le rejet de l’enfant qu’on aime ? Ils préfèrent l’éloigner de la monstrueuse vérité de la chair humaine qu’ils dévorent. Alors « la mort dans l’âme. L’ogre rend l’enfant aux siens, à ses semblables. » Il la ramène vers le village mais trop aimant, l’ ogre n’arrive pas à la laisser. Le village est pourtant une menace, d’ailleurs le danger ne tarde pas à venir : « il est encerclé. Il est pris. On ne fait pas de procès à un mangeur de chair humaine. On le tue. » « il est présenté sur l’échafaud à la foule hurlante. » Blanche la petite humaine « comprend tout enfin ».  

Mais que comprend-elle exactement ? Ni le texte, ni l’image ne nous le diront pleinement.

« Blanche cherche sur les visages un indice sur sa véritable famille ». 

Son existence hybride née des hommes, élevée chez les ogres, l’a placée entre des communautés adultes vraiment imparfaites… A quelle famille appartient-elle ? Chacune n’est-elle pas porteuse de monstruosités ? Est-ce que l’enfance n’est pas cela essentiellement, une vie d’amour et d’inadéquation à la fois ? A quelle famille appartient-on ?  De laquelle des monstruosités veut-on devenir les héritiers ?  Et si grandir c’était trier nos héritages ? La petite Blanche devra choisir entre  des mangeurs de viande humaine ou des monstres humains qui l’ont abandonnée. Aucune de ces questions encore moins de réponses ne seront articulées dans l’album. Deux auteurs qui nous ont habitués à une très grande clarté de formes l’altèrent et la brouillent brusquement ici dans ce dénouement difficile. Pourquoi ? Est ce mal façon ? Puits sans résolution ? Ou une mine d’or de questions à articuler carrément avec nos enfants ? A chacun d’en décider.

AR